Paul-Antoine Luciani

Allocution de M. Paul-Antoine Luciani, au nom des amis de Maurice Choury

Je voudrais, en tout premier lieu, saluer une présence qui nous honore, celle de Monsieur Robert Chambeiron, compagnon de Jean Moulin, ancien secrétaire général adjoint du Conseil National de la Résistance, ancien député, ancien Président fondateur et animateur de l’Association Nationale des Anciens Combattants de la Résistance (ANACR). Je tiens, en votre nom à tous, à le remercier pour ce déplacement : nous y voyons un geste d’amitié qui revêt une grande importance politique et morale.

Mesdames, Messieurs,

Isaline et Hyacinthe Choury ont souhaité que les amis de leur père puissent s’exprimer devant vous ce soir. Ils ont sollicité mon concours. Il est donc de mon devoir de préciser la nature des liens qui, plus de quarante ans après la disparition de l’auteur de Tous bandits d’honneur, unissent encore Maurice Choury et ses amis.

Il ne s’agit pas, vous vous en doutez, de relations personnelles classiques, mais d’un grand courant d’idées qui a traversé le siècle passé, qui vit encore aujourd’hui, et qui occupe une place particulière dans la grande famille de la Résistance. J’ai accepté, avec une certaine fierté, je l’avoue, l’honneur qui m’était fait de rappeler l’engagement de Maurice Choury et de ses camarades dans l’une des plus grandes fractures de l’Histoire de notre pays.

Maurice Choury était communiste, comme l’étaient Arthur Giovoni, Jean Nicoli, Danièle Casanova, Dominique Vincetti, François Vittori, André Giusti et Jules Mondoloni, Antoinette Carlotti, Charles Bonafedi, Simon-Jean Vinciguerra, Nonce Benielli, Bati Fusella, Madeleine Pinelli, Pierre Griffi, Dominique Bighelli et Jean-Baptiste Giacomini, Paul Bungelmi, Albert Stefanini et Albert Ferracci, Jérôme Santarelli… comme tant d’autres que je ne peux pas citer ici et auxquels pensent certainement les survivants que leur état de santé tient éloignés d’Ajaccio : Francette Nicoli, Leo Micheli, Jéromine Benielli, Ange-Marie Filippi-Codaccioni, Marie Stefanini, Jean Paul Giovanni…

La liste très largement incomplète que je viens d’énumérer peut me valoir des reproches justifiés, mais la magnifique exposition d’Isaline et Hyacinthe Choury me dispense d’une mission impossible ; car elle rappelle le souvenir d’une très grande partie d’entre eux. Un souvenir où sont naturellement rassemblés et confondus tous ceux qui n’étaient pas communistes, qui n’en étaient pas moins patriotes, et qui méritent tout autant l’hommage public qui leur est rendu : Fred Scamaroni, Michel Bozzi, le Commandant L’Herminier, le Général Gambiez et tant d’autres…

La pire des choses, en effet, serait de faire le tri entre nos libérateurs, entre ceux qui croyaient au ciel et ceux qui n’y croyaient pas, entre ceux qui n’avaient pas les mêmes conceptions du monde et de la société mais qui luttaient au coude à coude pour la liberté.

C’est là, d’ailleurs, l’un des grands mérites de cette exposition, véritablement « monumentale » et animée par une émouvante et légitime piété filiale. Elle rend compte avec bonheur du caractère populaire et pluriel de la Résistance et de la Libération. Elle montre le peuple autant que ses dirigeants. Elle rend justice à tous. Et elle se fonde sur une recherche documentaire considérable, sur des pièces d’archives inédites, sur des témoignages précis.

Elle prouve ainsi qu’un travail de mémoire minutieux et scrupuleux peut fournir des matériaux utiles aux historiens d’aujourd’hui et de demain. Des historiens dont la visée est nécessairement différente.

L’Histoire étudie, analyse, décrypte. Elle ne commémore pas. Elle produit des connaissances et forme l’esprit critique. Sa visée est scientifique. Le travail de mémoire, le rappel de ce qui est juste et mémorable conforte les repères collectifs d’une société, rassemble des citoyens autour de valeurs communes. Sa visée est sociale.

On comprend bien cependant que si les deux approches se situent et fonctionnent sur des registres distincts, elles sont également indispensables à l’équilibre d’une société. Elles sont même complémentaires.

On a entendu, parfois, tel chercheur contemporain dénoncer un prétendu « dogmatisme » dont le travail de mémoire se serait rendu coupable. Cette mise en cause, qui résulte visiblement d’une erreur d’appréciation, revient en fait à imputer à son voisin un défaut dont on est soi-même affligé.

L’approche scientifique des faits historiques n’a nullement besoin, pour valoriser ses apports, de stigmatiser l’approche mémorielle. Elle doit prendre appui, au contraire, sur les acquis incontestables du travail de mémoire pour aller au-delà de la seule commémoration, en re-contextualisant les faits, en examinant et en confrontant les sources, en élaguant les polémiques et les récits légendaires, en intégrant les travaux toujours renouvelés des chercheurs…

C’était précisément le souhait d’Arthur Giovoni qui eut un rôle de premier plan dans la Résistance et la Libération de la Corse. Il l’a dit avec beaucoup de clarté et de nuances dans l’allocution qu’il prononcée, à Ajaccio, le 7 octobre 1989, à l’occasion de l’inauguration de l’avenue Maurice Choury.

Il y a également évoqué le rôle éminent joué par l’auteur de « Tous bandits d’honneur » dans l’élaboration de la ligne stratégique du Front National de la Résistance. Soulignant, je le cite, sa présence « à toutes les étapes de la Résistance et de la Libération », il ajoute qu’ « il en a marqué certaines de ses qualités propres ». Ces « qualités propres » étaient celles du dirigeant national des jeunesses communistes qu’il avait été au temps du Front Populaire, celles du rédacteur de leur journal « L’Avant-Garde », celles d’un responsable chevronné doté d’une solide culture et d’une grande expérience politique.

Quand on découvre ou redécouvre les documents de la clandestinité, on reconnaît souvent son style. Et quand on relit ces arrêtés préfectoraux, rédigés dans la fièvre insurrectionnelle, qui proclament le rattachement de la Corse à la France Libre, dès le 9 septembre 1943, on reste admiratif devant le sens stratégique et l’intelligence politique de la Direction du Front National dont Maurice Choury n’était pas que la plume inspirée.

On pense aussi à nos débats d’aujourd’hui. Si son peuple l’avait souhaité, la Corse aurait pu prendre alors ses distances avec la France. A l’évidence, telle n’était pas sa volonté… Et les ressorts patriotiques qui étaient à l’œuvre dans la lutte contre le fascisme et le nazisme sont toujours aussi puissants. La situation actuelle est certes différente ; la construction européenne, avec sa logique d’intégration des Etats nationaux, a fait évoluer les esprits. Peut-on soutenir pour autant que nous serions collectivement disposés à oublier les leçons du 9 septembre, et à défaire les liens volontaires qui nous rattachent à la nation ?

On ne peut pas s’empêcher non plus d’évoquer la question de la violence. Les « amis de Maurice Choury », qui ont pris les armes pour libérer leur terre de l’occupation fasciste italienne, ont récusé depuis longtemps toute idée de violence armée pour faire avancer le progrès social. Ils continuent ce combat avec les moyens ordinaires de la démocratie. Et aujourd’hui encore, ce sont trois amis de Maurice Choury qui sont Président de l’Assemblée de Corse, premier adjoint au maire de Bastia et premier adjoint au maire d’Ajaccio !

On voit ainsi que les particularités géographiques, culturelles, et sociétales de la Corse peuvent être éclairés par l’expérience singulière de la Résistance insulaire. Une expérience qui nous permet, selon un mot de Jaurès, d’entendre d’une certaine façon « le murmure lointain des sources profondes ». Ce murmure qu’il nous appartient d’écouter, de faire grandir et de transmettre.

Il faut savoir gré à Isaline et Hyacinthe Choury d’avoir rendu accessible au plus grand nombre une telle masse d’informations, de documents et de souvenirs qui nous instruisent et nous émeuvent. Nous réalisons mieux, grâce à leur travail, « l’immense élan de tout un peuple contre la tyrannie », selon la belle formule d’Arthur Giovoni. Nous y retrouvons également la figure lumineuse de Danièle Casanova dont le sacrifice et la force d’âme continueront longtemps de nous impressionner.

Et nous comprenons mieux aussi une pensée de Jacques Muglioni, un de nos plus brillants compatriotes, ancien doyen de l’Inspection Générale de Philosophie, aujourd’hui disparu. L’ANACR de Corse du sud a placé ce texte en ouverture de son site internet. Il me tiendra lieu de conclusion. Je le cite :

« L’humanité ne se fonde pas sur le souvenir douloureux du pire mais sur la mémoire fortifiante du meilleur, sur ce qui reste exemplaire pour nous. Nous n’aurions aucune idée de l’humanité si nous n’étions pas capables d’entretenir le souvenir d’un passé qui persiste à nous dispenser sa gloire ». (Fin de citation)

Encore merci à Isaline et à Hyacinthe Choury ! Merci d’entretenir, avec nous, le souvenir du 9 septembre qui continue à diffuser sa lumière et nous aide à construire l’avenir