Aragon

Le musée grévin

Au cœur de l’année 1943, Aragon publie clandestinement, aux Éditions de Minuit, un long poème intitulé Le Musée Grévin, fustigeant les traîtres à la nation, les partisans du régime de Vichy (dont il cite clairement les noms : « quand Laval est Dauphin », le « Roi Pétoche » qui désigne le maréchal Philippe Pétain), espérant peut-être reléguer au « musée Grévin » ces personnages sans âmes, les fantômes futurs de nos nuits de cauchemar.

Aragon est le premier poète français pendant la guerre à faire entrer Auschwitz dans un poème. C'est en septembre 1943. Cette année-là, il est sorti d'Auschwitz, on ne sait pas trop comment, un petit mot de Marie-Claude Vaillant-Couturier, qui lui a valu de figurer parmi les grands témoins du procès de Nuremberg. L'opinion ne sait pas encore qu'il y a des chambres à gaz. Dans «le Musée Grévin», Aragon rapproche Auschwitz de la Passion du Christ.

Extrait de « Musée Grévin » écrit par Aragon, lorsqu'il apprit en 1943 le destin des femmes du convoi parti de Romainville, emportant Danielle Casanova, Maïté Politzer, Hélène Solomon, Marie -Elisa Cohen et Charlotte Delbo.

J’écris dans un pays dévasté par la peste

Qui semble un cauchemar attardé de Goya

Où les chiens n’ont d’espoir que la manne céleste

Et des squelettes blancs cultivent le soya

J’écris dans ce pays où l’on parque les hommes
Dans l’ordure et la soif le silence et la faim

Où la mère se voit arracher son fils comme

Si Hérode régnait quand Laval est dauphin

Moi, si je veux parler, c’est afin que la haine
Ait le tambour des sons pour scander ses leçons
Aux confins de Pologne, existe une géhenne
Dont le nom siffle et souffle une affreuse chanson.

Auschwitz ! Auschwitz ! Ô syllabes sanglantes !
Ici l’on vit, ici l’on meurt à petit feu.
On appelle cela l’extermination lente.
Une part de nos cœurs y périt peu à peu

Limites de la faim, limites de la force :
Ni le Christ n’a connu ce terrible chemin
Ni cet interminable et déchirant divorce
De l’âme humaine avec l’univers inhumain..

Puisque je ne pourrais ici tous les redire
Ces cent noms, doux aux fils, aux frères, aux maris,
C’est vous que je salue, en disant en cette heure la pire,
Marie-Claude, en disant : Je vous salue Marie.

A celle qui partit dans la nuit la première,
Comme à la Liberté monte le premier cri,
Marie-Louise Fleury, rendue à la lumière,
Au-delà du tombeau : je vous salue Marie…

Les mots sont nuls et peu touchants.
Maïté et Danielle… Y puis-je croire ?
Comment achever cette histoire ?
Qui coupe le cœur et le chant

Je vous salue Marie de France aux cents visages

Et celles parmi vous qui portent à jamais

La gloire inexpiable aux assassins d'otages

Seulement de survivre à ceux qu'elles aimaient


 

L'Art poétique

A Paris, le 30 mai 1942, Jacques Decour, Georges Politzer, Jacques Solomon et Georges Dudach sont fusillés!

Le 16 août 1942, dans l'hebdomadaire suisse “Curieux”, que l'on pouvait recevoir en zone sud, Aragon publie sous son nom ” L'Art poétique” qui figurera en tête de “En français dans le texte”  que Fred Uhler va éditer dans la collection des “Idées poétiques” à Neuchâtel.

Pour mes amis morts en Mai
Et pour eux seuls désormais
Que mes rimes aient le charme
Qu'ont les larmes sur les armes
Et que pour tous les vivants
Qui changent avec le vent

S'y aiguise au nom des morts
L'arme blanche des remords
Banales comme la pluie
Comme une vitre qui luit
Mots mariés mots meurtris
Rimes où le crime crie

Elles font au fond du drame
Le double bruit d'eau des rames
Comme un miroir au passage
La fleur qui meurt au corsage
L'enfant qui joue au cerceau
La lune dans le ruisseau

Le vétiver dans l'armoire
Un parfum pour la mémoire
Rimes rimes où je sens
La rouge chaleur du sang
Rappelez-nous que nous sommes
Féroces comme des hommes

Et quand notre coeur faiblit
Réveillez-nous de l'oubli
Rallumez la lampe éteinte
Que les verres vides tintent
Je chante toujours parmi
Les morts en Mai mes amis.

Lorsque Danielle Casanova apprend que ses amis, internés politiques avec elle au Fort de Romainville, ont été fusillés elle écrit à sa mère :

« Nous ne sommes jamais tristes. La souffrance n'attriste pas elle donne des forces”.

“Quand ils ont fusillé Georges, Félix, Arthur, nous avons connu la plus grande douleur qui soit. Le jour où nous aurons nos oppresseurs, ils paieront cher tout cela”.

“Si le ventre est creux, toujours bon pied, bon œil. Vois-tu, ils peuvent nous tuer, mais de notre vivant, ils n'arriveront jamais à nous ravir la flamme qui réchauffe nos cœurs ».

«  Dites bien à tout le monde que les amies dont les maris ont été fusillés ont supporté avec un très grand courage cette terrible épreuve et qu'elles sont en tous points dignes de ceux qui ne sont plus. D'eux, je ne vous parle pas mais sachez seulement qu'ils sont morts en héros ».

 

La légende de Gabriel Péri

Louis Aragon a écrit ce poème, deux ans après la mort de Gabriel Péri, fusillé en décembre 1941.

Le poète, vivant alors dans l'illégalité, developpe dans ce poème la légende orale de la mort du martyr.

Il « enterre » Gabriel Péri dans une fosse commune du cimetière d'Ivry alors que sa tombe est enregistrée au cimetière de Susrennes.

C'est au cimetière d'Ivry
Qu'au fond de la fosse commune
Dans 1'anonyme nuit sans lune
Repose Gabriel Péri

Pourtant le martyr dans sa tombe
Trouble encore ses assassins
Miracle se peut aux lieux saints
Où les larmes du peuple tombent

Dans le cimetière d'Ivry
Ils croyaient sous d'autres victimes
Le crime conjurant le crime
Etouffer Gabriel Péri

Le bourreau se sent malhabile
Devant une trace de sang
Pour en écarter les passants
Ils ont mis des gardes-mobiles

Dans le cimetière d'Ivry
La douleur viendra les mains vides
Ainsi nos maîtres en décident
Par peur de Gabriel Péri

L'ombre est toujours accusatrice
Où dorment des morts fabuleux
Ici des hortensias bleus
Inexplicablement fleurissent

Dans le cimetière d'Ivry
Dont on a beau fermer les portes
Quelqu'un chaque nuit les apporte
Et fleurit Gabriel Péri

Un peu de ciel sur le silence
Le soleil est beau quand il pleut
Le souvenir a les yeux bleus
A qui mourut par violence

Dans le cimetière d'Ivry
Les bouquets lourds de nos malheurs
Ont les plus légères couleurs
Pour plaire à Gabriel Péri

Ah dans leurs pétales renaissent
Le pays clair où il est né
Et la mer Méditerranée
Et le Toulon de sa jeunesse

Dans le cimetière d'Ivry
Les bouquets disent cet amour
Engendré dans le petit jour
Où périt Gabriel Péri

Redoutez les morts exemplaires
Tyrants qui massacrez en vain
Elles sont un terrible vin
Pour un peuple et pour sa colère

Dans le cimetière d'Ivry
Quoi qu'on fasse et quoi qu'on efface
Le vent qui passe aux gens qui passent
Dit un nom Gabriel Péri

Vous souvient-il ô fusilleurs
Comme il chantait dans le matin
Allez c'est un feu mal éteint
Il couve ici mais brûle ailleurs

Dans le cimetière d'Ivry
Il chante encore il chante encore
Il y aura d'autres aurores
Et d'autres Gabriel Péri

La lumière aujourd'ui comme hier
C'est qui la porte que l'on tue
Et les porteurs se subtituent
Mais rien n'altère la lumière

Dans le cimetière d'Ivry
Sous la terre d'indifférence
Il bat encore pour la France
Le cœur de Gabriel Péri

La rose et le réséda

Gabriel Péri est cité par allusion dans ce poème: Honoré d’Estienne d’Orves est « celui qui croyait au ciel », Gabriel Péri « celui qui n’y croyait pas »

Celui qui croyait au ciel
Celui qui n'y croyait pas
Tous deux adoraient la belle
Prisonnière des soldats
Lequel montait à l'échelle
Et lequel guettait en bas

Celui qui croyait au ciel
Celui qui n'y croyait pas
Qu'importe comment s'appelle
Cette clarté sur leur pas
Que l'un fut de la chapelle
Et l'autre s'y dérobât

Celui qui croyait au ciel
Celui qui n'y croyait pas
Tous les deux étaient fidèles
Des lèvres du coeur des bras
Et tous les deux disaient qu'elle
Vive et qui vivra verra

Celui qui croyait au ciel
Celui qui n'y croyait pas
Quand les blés sont sous la grêle
Fou qui fait le délicat
Fou qui songe à ses querelles
Au coeur du commun combat

Celui qui croyait au ciel
Celui qui n'y croyait pas
Du haut de la citadelle
La sentinelle tira
Par deux fois et l'un chancelle
L'autre tombe qui mourra

Celui qui croyait au ciel
Celui qui n'y croyait pas
Ils sont en prison Lequel
A le plus triste grabat
Lequel plus que l'autre gèle
Lequel préfère les rats

Celui qui croyait au ciel
Celui qui n'y croyait pas
Un rebelle est un rebelle
Deux sanglots font un seul glas
Et quand vient l'aube cruelle
Passent de vie à trépas

Celui qui croyait au ciel
Celui qui n'y croyait pas
Répétant le nom de celle
Qu'aucun des deux ne trompa
Et leur sang rouge ruisselle
Même couleur même éclat

Celui qui croyait au ciel
Celui qui n'y croyait pas
Il coule il coule il se mêle
À la terre qu'il aima
Pour qu'à la saison nouvelle
Mûrisse un raisin muscat

Celui qui croyait au ciel
Celui qui n'y croyait pas
L'un court et l'autre a des ailes
De Bretagne ou du Jura
Et framboise ou mirabelle

Le grillon rechantera
Dites flûte ou violoncelle
Le double amour qui brûla
L'alouette et l'hirondelle
La rose et le réséda